vendredi 18 octobre 2013

Plan social d’Alcatel : Quelle est la place de l’État ?

Le 15 octobre 2013 par Bertrand Nouel

Aussitôt connu le plan social qu’Alcatel Lucent compte soumettre à l’accord des partenaires sociaux, l’État monte au créneau pour avertir que la plan ne serait pas agréé s’il n’était pas amendé dans le sens d’une diminution des suppressions d’emploi. Que penser de cette intervention ? Nous la trouvons particulièrement inopportune, compte tenu tant de la situation du groupe que des dispositions de la nouvelle loi sur la sécurisation des parcours professionnels, et pensons que l’État a mieux à faire que de grandes déclarations bien tardives et devenues inutiles.
Dès l’annonce par Alcatel du plan social prévoyant la suppression de 10.000 emplois dans le monde, dont 900 en France, le Premier ministre est intervenu deux fois. Mardi dernier, « il s’agit de demander aux responsables de revoir leur plan, consolider une stratégie de redressement économique, mais en même temps que les salariés ne soient pas la seule variable d’ajustement parce que ça devient insupportable », a-t-il déclaré. Et le lendemain, il s’est montré plus menaçant : « S’il n’y a pas d’accord majoritaire, le plan social ne sera pas agréé puisque maintenant la loi donne à l’État la responsabilité de le faire  ». Entre temps, le ministre du Redressement productif avait quant à lui jugé d’emblée le nombre de suppressions «  excessif  » et demandé à l’entreprise de le réduire. Il avait aussi affirmé avoir demandé aux opérateurs français de soutenir Alcatel par leurs commandes. Il n’est pas jusqu’au chef de l’État lui-même qui ait mis son grain de sel, en appelant à voir comment « réduire autant qu’il est possible l’ampleur des suppressions d’emplois », notant aussi que l’État n’était pas « décideur » dans ce dossier… toutes déclarations agrémentées de commentaires peu amènes sur la gestion de l’entreprise. Quelle mobilisation !

Ces interventions sont d’abord une erreur au regard de la nouvelle loi…

On comprend bien qu’il s’agit de prendre de vitesse les critiques qui ne vont pas manquer de se manifester. Néanmoins, ce faisant, le gouvernement court-circuite le jeu des institutions tel qu’il vient d’être voté il y a quatre mois (voir encadré). Car la première étape de la procédure est celle de la recherche d’un accord des partenaires sociaux, que le gouvernement ne pourra que valider s’il intervient. La moindre des choses serait d’attendre le résultat des négociations. Qu’est-ce qui permet d’ailleurs à Arnaud Montebourg de proclamer, dès le lendemain de l’annonce de la direction d’Alcatel, que le plan est « excessif » - alors que ce plan a évidemment été mûrement réfléchi en pleine connaissance d’informations dont le ministre ne dispose évidemment pas, que l’on sait que la survie de l’entreprise est en cause, et qu’enfin le chef de l’État déclare en même temps que l’État n’est pas « décideur » ? De deux choses l’une… L’État s’expose inutilement, ce qui rappelle le cas Florange et d’autres encore. Sauf si cette fois il était vraiment question de nationaliser Alcatel, mais pour quoi faire ?

…et de la situation d’Alcatel, groupe mondial.

Bien entendu, le fait qu’Alcatel soit un groupe mondial, fusionné depuis quelques années avec l’américain Lucent et coté en bourse, nourrit les critiques récurrentes sur les « licenciements boursiers », dont on a souvent dans ces colonnes évoqué l’inanité. L’État s’est lui aussi refusé à légiférer comme le lui demandait l’extrême gauche, et on comprend qu’il ait voulu monter très vite au créneau dans ce contexte, afin d’éviter l’accusation d’inaction. Mais c’est précisément ce caractère mondial du groupe qui rend les prétentions d’intervention de l’État illusoires. Le personnel français d’Alcatel ne dépasse pas 12% de l’effectif total, et le chiffre d’affaires français 5 à 6% du total de ses 14 milliards et demi de chiffre mondial. Autant dire que la voix de la France compte pour très peu dans cette situation, et le gouvernement n’est pas davantage justifié à demander aux opérateurs français de s’équiper auprès d’Alcatel pour acheter « made in France » alors que ses produits ne leur conviennent pas et qu’ils sont eux-mêmes en difficulté et contraints de supprimer des emplois. On ne peut pas baisser sans arrêt le coût des télécommunications sans permettre aux opérateurs de se fournir au moins cher. En tout état de cause ce n’est pas l’augmentation de ces 5% de ventes en France qui résoudrait la question.

La déclaration du Premier ministre contient enfin une affirmation choquante

(Ou étourdie), car la loi ne donne pas à l’État la responsabilité de refuser l’agrément (l’« homologation ») du PSE, en tout cas pour défaut de cause réelle et sérieuse des suppressions de postes, ce dont il est question ici (voir encadré). Il faudrait d’abord supposer qu’aucun accord ne puisse être conclu entre les partenaires sociaux, et même dans cette hypothèse seul le juge, éventuellement saisi, pourra se prononcer sur le caractère de cette cause. L’affirmation du Premier ministre a d’ailleurs suscité le scepticisme de la CGT, que son secrétaire général s’est empressé de manifester.
Le Premier ministre signifierait-il qu’il irait jusqu’à demander à son administration de bloquer l’homologation avec des exigences irrationnelles ? Il est vrai que le ministre du Travail s’était fait l’écho de cette possibilité au moment du vote de la loi. Ce serait évidemment commettre un grave abus de pouvoir, et compromettre tout aussi gravement le fonctionnement normal d’une disposition importante du droit du travail. Le marché avait fortement réagi aux annonces du gouvernement, le titre Alcatel perdant 11% en deux séances, et s’est depuis redressé. Le marché semble voter en faveur du plan Shift du groupe et ne pas prendre les déclarations gouvernementales trop au sérieux. Regrettable pour l’autorité de l’État.

L’État a mieux à faire

Tout d’abord, le cas Alcatel a incontestablement valeur de test, à supposer l’échec des partenaires sociaux pour s’entendre sur les conditions du plan social. Il serait déplorable que l’administration détourne la finalité de l’ANI, transcrit dans la loi du 14 juin dernier et tel que voulu par les partenaires sociaux, en pesant sur l’entreprise pour alourdir le coût du PSE. Pas plus qu’il n’a pour rôle d’intervenir pour améliorer les conditions de départ des salariés, il n’a celui d’empêcher la nécessaire restructuration de l’entreprise. Il est déjà trop tard quand il intervient. Non, le rôle de l’État est au contraire, dans les limites de son action régulatrice, de créer un environnement favorable aux entreprises qui leur permette d’éviter de se retrouver dans une situation nécessitant de telles mesures.
On aura noté la coïncidence : au moment même où le gouvernement se précipitait au secours des salariés d’Alcatel, il faisait le silence le plus complet sur le cas des abattoirs GAD, dont le plan entraîne le licenciement d’un nombre aussi important de salariés (environ 900). Mais la CECAB, maison mère de GAD, est une coopérative de producteurs bretons, ce qui ne saurait justifier les moulinets médiatiques du pouvoir destinés aux multinationales coupables de « licenciements boursiers ». Certes, GAD était déjà en faillite et son sort entre les mains du tribunal de commerce. Mais ceci n’explique pas le silence de l’État depuis l’origine des difficultés qui remontent à fort longtemps dans la filière de l’élevage, et particulièrement la filière porcine dont les abattoirs de Bretagne font partie.
Et pourtant, il y a fort à faire dans cette filière. Déjà en 2002 un rapport du Sénat attirait l’attention sur la crise de l’élevage. La situation ne s’est pas améliorée depuis, bien au contraire, et actuellement la filière souffre du retard dans la modernisation, de réglementations tatillonnes et plus sévères que chez nos concurrents, et d’un coût du travail bien plus élevé qu’en Allemagne et en Espagne, ses concurrents principaux. Cette crise se répercute sur toute la filière, ce qui explique la faillite de GAD. Une délégation interministérielle a rendu un rapport de plus en avril sur la filière porcine, va-t-il pour une fois ne pas être enterré (on y remarque d’ailleurs l’absence de développement sur le coût du travail !) ?
C’est finalement le même phénomène dans le cas de la filière des télécoms. La France gagnerait à voir l’État agir en amont des difficultés et là où il le peut, plutôt que se mobiliser inutilement par des grandes déclarations devenues inutiles dans une situation qui menace d’échapper définitivement à son contrôle. Six plans sociaux ont déjà été nécessaires chez Alcatel sans que l’État, pourtant dûment alerté, se manifeste ni se mobilise pour assurer la pérennité de la filière. C’est évidemment une tâche difficile et lourde, qui est de taille européenne. C’est à ce niveau qu’il aurait fallu agir, et maintenant il est tard, mais peut-être pas trop tard. Le dirigeant d’Alcatel a en tout cas raison de demander à l’État plutôt un soutien que des critiques, et de créer un environnement favorable plutôt que de brandir in extremis la menace d’empêcher une restructuration dont le même État est, au moins en partie, responsable.
Tout licenciement de 10 salariés ou plus nécessite l’élaboration d’un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) comprenant un certain nombre de dispositions de reclassement et autres précisément énumérées dans la loi. La loi du 14 juin 2013 a introduit un changement essentiel en ce sens que dorénavant l’administration intervient pour autoriser les licenciements, soit en « validant » un accord obtenu entre la direction et les syndicats et portant sur le PSE, soit, en cas d’absence de cet accord, en « homologuant » un document établi par l’employeur [1]. La validation ne porte que sur la régularité formelle de la procédure, tandis que l’homologation porte aussi sur la régularité au fond du PSE. Mais, et c’est cela qui importe ici, dans aucun de ces deux cas l’administration n’intervient pour valider le caractère réel et sérieux du motif du licenciement [2]. Toute contestation reste du ressort du juge comme auparavant, comme l’indique implicitement le nouvel article L.1233-57-3 du Code du travail. La modification a surtout pour effet de raccourcir les délais et de sécuriser la procédure en diminuant le rôle du juge, dont les compétences sont transférées à l’administration, sauf en ce qui concerne l’appréciation du caractère réel et sérieux du motif
.

[1] Antérieurement à la loi du 14 juin 2013 qui a transcrit l’accord national de janvier 2013 (l’ANI) signé entre les partenaires sociaux, les licenciements pouvaient intervenir après respect des procédures concernant le PSE. L’autorité administrative n’intervenait que pour vérifier le déroulement correct de la procédure. Quant au juge, il pouvait intervenir à tous les niveaux, notamment en cas d’insuffisance des informations fournies au comité d’entreprise. En cas de défaut de cause réelle et sérieuse des licenciements, le juge peut condamner l’employeur à payer des indemnités, mais il ne peut pas contraindre ce dernier à réintégrer les salariés concernés (arrêt Viveo de la Cour de cassation du 13 mai 2012).
[2] Art. L. 1233-57-3 du Code du travail.-En l’absence d’accord collectif ou en cas d’accord ne portant pas sur l’ensemble des points mentionnés aux 1° à 5° de l’article L. 1233-24-2, l’autorité administrative homologue le document élaboré par l’employeur mentionné à l’article L. 1233-24-4, après avoir vérifié la conformité de son contenu aux dispositions législatives et aux stipulations conventionnelles relatives aux éléments mentionnés aux 1° à 5° de l’article L. 1233-24-2, la régularité de la procédure d’information et de consultation du comité d’entreprise et, le cas échéant, du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail et de l’instance de coordination mentionnée à l’article L. 4616-1, et le respect par le plan de sauvegarde de l’emploi des articles L. 1233-61 à L. 1233-63 en fonction des critères suivants :
« 1° Les moyens dont disposent l’entreprise, l’unité économique et sociale et le groupe ;
« 2° Les mesures d’accompagnement prévues au regard de l’importance du projet de licenciement ;
« 3° Les efforts de formation et d’adaptation tels que mentionnés aux articles L. 1233-4 et L. 6321-1.
« Elle prend en compte le rapport le plus récent établi par le comité d’entreprise au titre de l’article L. 2323-26-2, concernant l’utilisation du crédit d’impôt compétitivité emploi.
« Elle s’assure que l’employeur a prévu le recours au contrat de sécurisation professionnelle mentionné à l’article L. 1233-65 ou la mise en place du congé de reclassement mentionné à l’article L. 1233-71.

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