vendredi 8 novembre 2013

Rapport Pêcheur ou la défense mordicus d’un statut suranné

Le 7 novembre 2013 par Samuel-Frédéric Servière iFRAP

Le rapport de Bernard Pêcheur relatif à l’avenir de la fonction publique vient d’être remis par son auteur au Premier ministre le 5 novembre dernier. Ce travail est une perle de conservatisme pro-statut [1]. Bernard Pêcheur rêve de renforcer la « fonctionnarisation » des agents de l’État en rétrécissant drastiquement les voies de recours aux contractuels. A l’exact inverse de ce qu’il faut préconiser pour moderniser notre fonction publique. Que dire sinon que ce rapport très politique et sans proposition chiffrée vise en grande partie à dire aux agents (peut-être malgré lui et sous la pression politique ?) : "les caisses sont vides mais nous maintiendrons vos acquis" ? Une question centrale reste entière : ce rapport pourrait-il être le déclencheur de la baisse des effectifs publics et de la masse salariale que nous attendons ? Rien n’est moins sûr.
« Disons-le tout net : le procès global est injuste, mais les critiques des corps de contrôle et d’inspection, bien documentées et dépourvues de biais idéologiques ne sont pas récusables » ; dépourvus de biais idéologiques… entendons ne remettant pas en cause les principes fondateurs posés par les lois de 1983 et 1984 relatives au statut de la fonction publique : unicité, statut et de parité. Ces fondamentaux, bornent la réflexion de l’auteur.
  • Unicité : Puisqu’il ne faut pas toucher au principe d’unicité de la fonction publique, l’alignement des différents régimes est privilégié, afin d’accroître la mobilité sans toutefois supprimer les « spécificités » des différents versants de la fonction publique. C’est ainsi que le rapport se positionne de façon ambiguë par rapport à son devancier, le livre blanc Silicani d’avril 2008 :
    • Il propose la poursuite de la fusion des corps (il en demeure 342 aujourd’hui),
    • tout en évoquant une architecture « trans-fonctions publiques » selon deux modalités différentes : par l’intermédiaire de cadres professionnels communs et des statuts d’emplois communs pour certaines spécialités.
    • Il propose enfin un répertoire commun d’emplois et une bourse commune d’emplois.
Cette approche toutefois refuse une logique de « métiers » et de « filières », pourtant plus souples et s’inscrivant dans une convergence résolue avec la FPT [2].
  • Statut : Le rapport Pêcheur refuse toute remise en cause du statut de la fonction publique. Cette position se décline à deux niveaux : la fonction publique française doit rester une fonction publique de carrière, il est nécessaire (en contradiction totale avec le rapport Silicani) de strictement cantonner le recours aux contractuels (« la logique de carrière doit dans les trois fonctions publiques continuer à prévaloir sur la logique de l’emploi ») et de refuser des intégrations alternatives à celles par concours afin « de prévenir toute dérive clientéliste ».
    • Le statut doit être préservé : le rapport n’est pas tendre avec la tentative de ses prédécesseurs afin de réserver les emplois sous statut aux agents exerçant des missions régaliennes, dans la mesure où « la distinction […] ferait basculer en dehors du statut plus de 4,5 millions d’agents, y compris les enseignants  ». Une perspective difficile à faire passer politiquement, d’autant que les vertus d’un tel système dualiste (contractuels majoritaires/fonctionnaires minoritaires, ce qui est le cas de 12 pays sur 28 dans l’UE) comme en Italie « ne suffit pas, loin s’en faut, à convaincre du bien fondé d’une rupture. Les efforts attendus en termes d’efficacité, de simplicité et de performance n’ont pas encore été démontrés. [3] » La constatation est comminatoire. Elle soulève d’ailleurs un autre argument tiré assez judicieusement de l’actuelle rigidité du droit du travail, et qui ruine par ailleurs sa propre position s’agissant du recours aux contractuels de droit public, en évoquant la question du recours exceptionnel à l’intérim (de droit privé) « les intérimaires, qui n’ont pas vocation à être titularisés, bénéficient grâce au code du travail d’un statut souvent plus protecteur que celui des agents publics en contrat à durée déterminée… ». En clair, l’intérêt du service public et la poursuite de l’intérêt général requerraient de refuser le recours au droit du travail notamment eu égard aux exigences de mutabilité de l’emploi dont tout agent peut faire l’objet [4]. L’auteur se réserve toutefois la possibilité, au nom du « mieux disant social », de piocher des alignements ponctuels dans les dispositifs du privé (hygiène, sécurité, action sociale, et pénibilité).
    • Refuser au maximum l’emploi de contractuels : « l’occupation des emplois des administrations par des agents sur contrat doit être une exception, justifiée, encadrée et limitée » (p.71). Cette affirmation qui tire en partie sa force d’une jurisprudence du Conseil d’État plus exigeante (CE.23 septembre 2013, Mme S.) et de l’actuel projet relatif à la déontologie et aux droits obligations des fonctionnaires [5], ne va pas assez loin et suppose pour l’auteur du rapport que s’agissant des fonctionnaires de catégorie A, cette obligation soit précisée par le fait « que le recrutement de contractuels pour occuper des emplois permanents [de ce niveau] (…) [soit] possible lorsque les besoins des services ou la nature des fonctions le justifient, mais sous réserve qu’aucun fonctionnaire n’ait pu être recruté. ».
Portée et limites d’une réflexion à statut constant : La position du rapport Pêcheur est éminemment paradoxale, en effet elle ne parvient pas à exposer une vision cohérente en termes de flexibilité et d’adaptabilité :
À statut constant, les points de flexibilité reposent sur un recours assumé accru aux contractuels de droit public dont on sait que le statut est beaucoup plus flexible que leurs homologues de droit privé. Mais au lieu de reprendre et d’affiner les propositions du rapport Silicani en ce sens, le rapporteur adopte une position conservatrice qui « rigidifie le statut ». Il évoque par ailleurs les « lois de dégagement », mais celles-ci restent théoriques et cantonnées historiquement aux emplois militaires. Enfin, il propose encore de dégrader cette flexibilité par un alignement vers les « meilleures pratiques sociales » du privé.
C’est donc la double peine : on freine les éléments de flexibilité du statut public tout en important des éléments intrinsèquement inflationnistes de droits sociaux issus du privé.

Conclusion :

Le rapport Pêcheur ne produira pas de « Big Bang » de la fonction publique, loin s’en faut. Sa vocation est d’ailleurs de proposer que rien ne bouge tout en reconnaissant que la France compte trop d’agents publics. Tout en reconnaissant l’existence d’un maquis de primes, une gestion RH inexistante… Encore une fois, pourquoi la France aurait-elle raison seule contre tous en préservant un statut d’après guerre à plus de 5 millions d’agents quand même les Danois, chantres de l’Etat providence n’ont plus que 13% d’agents dotés d’un statut à vie ? [6] Le rapport Pêcheur se trompe : l’avenir est à la flexibilité, aux contractuels et à la limitation du droit de grève dans les services publics. Les autres pays d’Europe l’ont compris, pourquoi pas nous ?
Malgré une tendance générale à contre courant du bon sens, la levée de certains tabous :
Le rapport innove cependant en mettant pour la énième fois en exergue le besoin de mobilité [7] dans la fonction publique, d’une vraie gestion RH, lève le tabou du nombre de fonctionnaires, de la complexité inouïe des primes et de l’absence de données consolidées sur ces sujets sur l’ensemble des trois versants de la fonction publique.
  • Le nombre de fonctionnaires : puisqu’il faut préserver à tout prix le statut et développer le non recours aux non titulaires, la solution mathématique est forcément dans un fort ajustement de l’emploi public. C’est donc ni plus ni moins que revenir, en dépit du discours présidentiel, à la trajectoire tracée par la RGPP. Ainsi que l’écrit l’auteur (p.61) : « La France, qui est un grand pays développé, ne peut avoir pour ambition d’avoir des fonctionnaires et des militaires « au rabais », une fonction publique sous-développée. S’il y a trop de fonctionnaires, il faut en réduire le nombre et non pas les sous-payer »
  • La dérive des primes : la maîtrise de la masse salariale, qui ne peut s’effectuer d’après l’auteur par un gel inexorable du point de fonction publique, doit, si l’on veut maîtriser la dépense, s’effectuer par l’intermédiaire d’une remise en cause de l’ensemble de l’architecture des primes au niveau de la fonction publique d’État : « les régimes sont (…) trop nombreux et morcelés. S’il semble n’exister nulle part de recensement précis et exhaustif, on peut estimer qu’il existe actuellement, dans la fonction publique d’État, plus de 1.700 régimes indemnitaires dont certains constituent de véritables compléments de salaires… » Cet état de fait se traduit par l’existence d’un maquis indemnitaire qui accroît les différences entre les ministères et bien évidemment entre les fonctions publiques, et nuit évidemment à la mobilité des agents. Par ailleurs, cette stratification est en partie le résultat de non revalorisation et de tentatives pour escamoter la prise en compte de la performance. Ainsi la PFR, prime de fonction et de résultat, a vu sa propre partie résultat (« R ») dédoublée en part garantie (sic !) et part « bonus ». Ce constat débouche sur la nécessité d’une publication du panorama indemnitaire, de son harmonisation et de leur audit tous les cinq ans.
  • Le problème du tassement des rémunérations indiciaires : le rapport ne fait pas mystère d’un redoutable effet ciseaux à venir s’agissant des grilles indiciaires, compressées vers le haut par le blocage du point d’indice et l’augmentation inexorable du SMIC sur lequel est indexé le bas de grille de la fonction publique. Comme le relève le rapport (p.42) : « Sans évolution de la grille, le SMIC talonnera le bas de grille de la catégorie B d’ici 2015 et celui de la catégorie A d’ici 2017. » Ce phénomène s’ajoute à celui de la part trop importante prise par les primes dans la rémunération globale des fonctionnaires (elle a crû de 11 points entre 2000 et 2013 pour dépasser aujourd’hui les 28% de la rémunération globale dans la FPE). Pour redonner de l’espace à la grille, il faut donc combattre le tassement vers le haut, ce qui invite à modifier la prise en compte du SMIC dans l’ajustement des bas salaires publics(p.155). Les propositions à cet endroit sont fortes : il faut tout d’abord prendre en compte les indemnités donnant droit à un travail effectif dans le calcul de l’équivalence avec le SMIC. À l’heure actuelle celui-ci ne s’effectue que sur la rémunération indiciaire ce qui constitue une rupture de plus avec le privé. Il propose à cette fin de ranimer le mécanisme de l’indemnité différentielle créée par le décret n°91-769 du 2 août 1991 et d’effectuer le calcul en fonction du SMIC net et non brut, car le net des fonctionnaires est actuellement meilleur que celui du privé.
  • Enfin une réflexion sur une vraie gestion stratégique RH de la FPE : le rapport Pêcheur se porte le fer là où le bât blesse : sur la question du suivi des ressources humaines sur le périmètre de la fonction publique, le rapport propose la mise en place de périmètres ministériels administratifs stables afin de consolider une fonction RH qui ne dépende pas des attributions mouvantes des ministres, ce qui supposerait un recentrage RH des secrétaires généraux et une répartition des compétences plus claire avec les directeurs d’administration centrale afin de constituer des « centres de responsabilité et de gestion ». Le suivi devrait également être effectué de façon consolidée sur l’ensemble de la fonction publique, notamment en accroissant la remontée des données issues des collectivités territoriales et des établissements hospitaliers et donner à cette fin à la DGAFP un rôle d’intégrateur. Enfin, le rapport milite pour une évaluation d’impact ex post sur les personnels des lois votées par le Parlement (en complément des études d’impact ex ante) afin de nourrir un Conseil commun de la fonction publique plus stratégique et prospectif.


[1] Voir à ce propos ses propres développements anciens sur le sujet, dans un article paru dans la revuePouvoirs, intitulé, « La fonction publique : entre le « Big Bang » et le statut quo ? ».
[2] Notons que le rapport Silicani proposait 50 cadres statutaires, 7 filières et cadres niveaux fonctionnels au sein de la FPE contre les 8 filières présentes dans la FPT.
[3] On se bornera simplement à rappeler que la « maitrise » italienne de ses dépenses publiques de fonctionnement et au premier chef d’entre elles, la maîtrise de ses dépenses de masse salariale, explique l’excédent primaire récurrent du pays, avantage dont ne jouit malheureusement pas la France.
[4] Il existe en effet une séparation ontologique en droit de la fonction publique française entre le grade et l’emploi. Seul le premier constituant pour le fonctionnaire un droit acquis.
[5] Voir le dossier législatif, ainsi que le rapport Pêcheur p.108.
[6] Depuis le 1er janvier 2001, le fonctionnariat est réservé à des fonctions particulières, énumérées dans la circulaire du 11 décembre 2000. Désormais, seuls les hauts fonctionnaires, les juges, les fonctionnaires de police, les personnels pénitentiaires et les militaires sont des fonctionnaires. Tous les autres agents publics sont régis par une convention collective.
[7] Voir en particulier le rapport sur la mobilité de l’IGA, IGASS et IGF, dit « Rapport Desforges », Affectation et mobilité des fonctionnaires sur le territoire, septembre 2013

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