« Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne » : la formule prêtée à François Guizot, figure centrale de la monarchie de Juillet, fait partie des phrases maudites de la politique française. Abondamment utilisée contre Guizot lors de la « campagne des banquets » qui conduisit à la révolution de 1848, elle reste aujourd’hui le symbole d’un pouvoir technocratique et couard. La première règle du bon petit candidat est d’éviter tout propos qui pourrait s’en rapprocher. Pour gagner la faveur de l’opinion, mieux vaut dire : « Appauvrissons-les par l’impôt et par la réglementation. »
Il est donc grand temps de dissiper ce malentendu. La seule occurrence recensée d’« Enrichissez-vous ! » dans les milliers de pages de discours, de lettres et d’ouvrages de Guizot
(à une époque où les hommes politiques savaient encore écrire), c’est une réplique improvisée le 1er mars 1843 à la Chambre. Elle vaut la peine d’être citée dans son ensemble : « Il y a eu un temps, s’exclame Guizot, où la conquête des droits sociaux et politiques a été la grande affaire de la nation. […] A présent, usez de ces droits ; fondez votre gouvernement, affermissez vos institutions, éclairez-vous, enrichissez-vous, améliorez la condition matérielle et morale de la France ; voilà les vraies innovations ; voilà ce qui donnera satisfaction à cette ardeur du mouvement, à ce besoin de progrès qui caractérise cette nation. »
Et voilà le libéralisme merveilleusement résumé en quelques mots. Guizot rend le pays à ceux qui le font, tout en affirmant l’Etat comme garant des droits sociaux et politiques. Un siècle avant Keynes, il dénonce l’illusion selon laquelle le gouvernement crée la croissance ou les emplois. C’est à vous, forces vives du pays, avides de progrès, de décider de votre destin. Quant à la formule honnie, « enrichissez-vous », elle ne s’applique pas seulement à la richesse matérielle, mais aussi et surtout à la « condition morale » : là encore, le rôle de l’homme politique n’est pas d’imposer un système de valeurs, mais de permettre à chacun de mûrir ses propres convictions. Comme le dira Guizot quelques années plus tard, « le gouvernement doit s’appliquer à développer dans la société tous les germes de prospérité, de perfectionnement, de grandeur ». C’est un jardinier patient, pas un bâtisseur ni un conquérant. Il facilite plus qu’il ne contraint ; il suggère plus qu’il n’impose.
Guizot fut un des rares hommes d’Etat à se revendiquer libéral. Inspiré par Benjamin Constant et Maine de Biran, il mena dans les années 1820 le groupe des « doctrinaires » en s’opposant à la dérive autocratique de la Restauration au nom des libertés individuelles. Une fois au pouvoir, toute sa politique consista à garantir la paix à l’extérieur (notamment avec l’Angleterre) et à assurer la prospérité à l’intérieur (en particulier de ce qu’on commençait à appeler les « classes moyennes »). Seraient-ce des objectifs trop terre-à-terre, pas assez bonapartistes ? Et si nous laissions la grandeur aux citoyens, et les affaires courantes aux gouvernants ? Enrichissez-vous !