vendredi 16 mai 2014

Retour sur quelques abus de droit de la puissance publique : ISF, prix de l’énergie...

Le 15 mai 2014 par Philippe François et Samuel-Frédéric Servière

Les particuliers et les entreprises sont sévèrement sanctionnés quand ils "abusent du droit". C’est-à-dire quand ils mettent en place un montage de mesures dont chacune est légale, mais dans le but principal est d’éluder l’impôt ou de détourner la loi de son objet (principe pourtant classique de la fraude à la loi). Mais pourquoi les responsables politiques de l’État et des collectivités locales restent-ils impunis quand ils violent sciemment l’esprit des lois, et s’en targuent ?

ISF, Corse et autres

Dans le domaine du droit, le Conseil constitutionnel se situe au sommet de la hiérarchie des arbitres. Mais cela n’empêche pas les pouvoirs publics de chercher régulièrement à outrepasser ses jugements. Heureusement, son indépendance lui permet de se défendre vigoureusement.
Jean-Louis Debré, président du Conseil constitutionnel, a tenu à dire à l’Élysée [1], qu’il jugeait "préoccupantes" les tentatives de contournement de ses décisions par le gouvernement et le Parlement.
"À plusieurs reprises au cours de ces derniers mois, des dispositions législatives ont été adoptées alors qu’elles contrevenaient directement à l’autorité de la chose jugée par le Conseil". Le Conseil a été amené à "censurer une deuxième, ou plutôt j’espère, une dernière fois" ces dispositions contestées sur "les droits de succession en Corse", "le
plafonnement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) ou la cotisation foncière sur les bénéfices non commerciaux". "Je n’évoque pas même le fait que, par instruction, le ministre du Budget ait repris une mesure législative censurée par le Conseil."
"L’État de droit est fondé sur le respect de la règle de droit et des décisions de justice. La volonté générale ne s’exprime que dans le respect de la Constitution".

Électricité, gaz

L’augmentation rétroactive du prix de l’électricité consommée quatre ans plus tôt constitue un cas d’école. En 2010, le Conseil de régulation de l’énergie (CRE) avait fixé à 4% l’augmentation du prix de l’électricité. Pour mettre un terme à des débats incessants sur la fixation des prix régulés, cet organisme officiel avait été chargé de cette responsabilité, en se basant sur les coûts de production et de distribution fournis par EDF. Mais pour une raison conjoncturelle (crise économique, élection, mauvais sondage, baisse du pouvoir d’achat ou autre ?), le gouvernement avait décidé de refuser cette augmentation. Une décision prise en toute connaissance de cause, qui ne pouvait qu’être cassée par les tribunaux. Ce qui vient de se produire quatre ans plus tard, par le Conseil d’État.
Le même scénario s’est produit plusieurs fois pour les prix du gaz où une règle de calcul avait pourtant aussi été mise en place. Aux mêmes prétextes, le prix du gaz avait été gelé en 2011 par le gouvernement ; une décision annulée par le Conseil d’État en 2012. Et la même année, le nouveau gouvernement n’avait « accordé » qu’une augmentation de 2%, alors que les calculs de la CRE aboutissaient à 7%.
Les conséquences de ces ukases gouvernementaux sont multiples. D’abord, la nécessité pour les fournisseurs de refacturer des années plus tard des sommes minimes à des dizaines de millions de clients représente une charge administrative importante et stérile. D’autant plus que nombre de ces destinataires ont déménagé, changé de situation personnelle, changé de fournisseurs ou sont décédés. Pour les entreprises historiques, ces retards constituent une double pénalité injustifiée ; pour les nouvelles entrantes, une entrave à la concurrence, des prix ayant été maintenus anormalement bas (dumping forcé) par leurs concurrents.

OGM

Les décisions concernant les OGM sont prises à Bruxelles pour tous les pays européens. Et après des années d’études et de contestations, au moins un OGM a été autorisé, le maïs Monsanto 810. À tout moment, les pays ont néanmoins le droit d’interdire sa culture mais « à condition d’apporter des preuves scientifiques sur la présence d’une situation susceptible de présenter un risque important mettant en péril de façon manifeste la santé humaine, la santé animale ou l’environnement ». En 2008 et 2011, le gouvernement avait utilisé cette clause pour interdire la culture de cet OGM, mais la Cour européenne de justice, puis le Conseil d’État avaient estimé que les arguments scientifiques avancés par le gouvernement français « n’étaient pas suffisamment étayés ».
En 2014, le gouvernement vient d’utiliser à nouveau le même prétexte pour interdire la culture OGM, sachant pertinemment que cet arrêt sera à nouveau cassé. Avec un cynisme particulier, les ministres de l’Agriculture annoncent même, dès l’annonce de la décision du Conseil d’État, et donc avant toute étude, qu’ils reprendront un décret similaire. Par exemple : "Si la clause française était annulée pour des questions procédurales, nous prendrions une nouvelle clause de sauvegarde selon la procédure jugée adéquate par la Cour de justice de l’Union européenne, car les questions environnementales, elles, demeurent sans réponse".

Permis de construire et préemption

La période électorale récente a entraîné une forte baisse du nombre de permis de construire sur une période d’un an avant les municipales : les électeurs sont généralement opposés à toute nouvelle construction. Mais une situation difficile à comprendre, les mairies ne disposant que d’un délai de deux ou trois mois pour instruire les permis de construire. Interrogés sur ce mystère, des maires ont confirmé qu’il est facile de retarder une décision, soit à l’approche des élections, soit pour obtenir des maîtres d’ouvrages des modifications souhaitées par la mairie : logements sociaux, aménagements urbains ou autres. Il suffit de refuser un permis de construire sous un prétexte valable ou non. Les maîtres d’ouvrage, plutôt que de porter le refus devant un tribunal, préfèrent généralement se conformer aux souhaits de la mairie plutôt que d’avoir raison quatre ans plus tard. Ces pratiques s’apparentent clairement à une forme de chantage et d’abus de droit de la puissance publique.
Dans un domaine voisin, celui de la préemption des terrains ou des immeubles, certains maires se sont fait une spécialité d’abuser de leur droit. Le cas de Saint-Ouen était encore typique avant les élections de 2014 (la maire n’a pas été réélue). Pour être légale, la préemption doit être motivée par un projet précis. Ce n’était pas le cas à Saint-Ouen d’après l’avocat Me Jorion. En préemptant fréquemment avec une forte baisse de prix, la maire estimait « pour nous, la préemption est avant tout une arme de dissuasion ». Quitte, concède l’élue, « à tomber dans l’illégalité. C’est aux élus de faire évoluer le cadre juridique quand c’est l’intérêt du bien commun  ». [2] La mairie a été condamnée à plusieurs reprises par le tribunal administratif, mais les victimes de ces préemptions préfèrent souvent s’incliner devant la décision [plutôt que de s’engager dans de longues procédures. Regarder la remarquable enquête de "Spécial Investigation" sur le cas de Saint-Ouen.

Composition des juridictions des tarifs sociaux : le Conseil d’État passe en force [3]

Les juridictions des tarifs sociaux sont de discrètes instances au rôle pourtant vital pour la Sécurité sociale car elles jugent de la légalité des tarifs des actes médico-sociaux opposables aux bénéficiaires de la Sécurité sociale. Or, par leur composition (faisant appel à des experts de la pratique selon le principe de l’échevinage étant donné la très grande technicité des cas traités), ces juridictions souffraient de risques de conflits d’intérêt, justifiant pour le Conseil d’État (CE) la présence de magistrats de l’ordre administratif, au moins à titre de rapporteurs publics (une particularité qui est d’ailleurs battue en brèche par la CEDH). Encore fallait-il pour cela saisir le CSTA (conseil supérieur des tribunaux administratifs) afin de recueillir son avis sur la participation des magistrats administratifs à ces instances. Pourtant saisi, mais sans avoir rendu d’avis, le CE par une décision du 24 septembre 2007 en a jugé autrement et n’a pas attendu sa réponse. Le Conseil d’État a estimé que tout en n’ayant pas rendu l’avis sollicité, les membres du CSTA s’étaient pourtant prononcés favorablement ! Selon le principe bien connu du droit administratif au profit des administrés « qui ne dit mot consent » mais détourné de son objet dans la mesure où l’avis de la-dite commission était obligatoire, le procédé a été qualifié des mots mêmes du rapporteur public de « très limite ». Les magistrats se sont tout de même prononcés en l’absence de l’avis de la commission en se fondant sur l’absence de modification du droit existant. Mais en se substituant ainsi à la commission qui n’était pourtant pas défaillante, le juge ne sort-il pas de son rôle ? Et ne prive-t-il pas ces juridictions d’une base légale solide puisque la procédure qui les institue n’a pas été respectée au non de la « polyvalence » présumée des magistrats administratifs qui sont amenés à participer à leur fonctionnement ?

La fin ne justifie pas les moyens, en démocatie

La question traitée ici est une question de légalité. Il ne s’agit pas de savoir si les OGM sont utiles ou nuisibles, ni si l’ISF est un bon ou un mauvais impôt, ni s’il est habile pour les responsables politiques de retarder la délivrance des permis de construire ou les augmentations de prix de l’énergie. Les gouvernants savent que leurs décisions sont illégales et destinées à être cassées, mais ils choisissent de se situer au-dessus des lois, sachant qu’ils ne seront pas sanctionnés. Un très mauvais exemple pour les citoyens, et une source de complexité et de frustration pour les juridictions qui doivent, année après année, répéter aux gouvernants qu’on est dans un État de droit.
Confrontée au même problème de la répétition des comportements infractionnels, la Commission européenne a salué « L’adoption d’une mesure dissuasive telle que l’imposition d’une somme forfaitaire. Cette nouvelle approche des sanctions (ndlr financière) incitera les États à régulariser les infractions et permettra de limiter les saisines de la Cour ».
Les responsables politiques et les agents publics qui se rendent coupables de tels comportements devraient être sanctionnés [4]. La Cour de justice de la république (ou les instances disciplinaires adéquates) doit les juger pour ces abus de droit ou fraude à la loi et leur infliger des peines dissuasives.


[1] A l’occasion des voeux du conseil constitutionnel présenté au Palais de l’Elysée le 6 janvier 2014.
[2] Source La gazette des communes
[3] Voir CE,24 septembre 2007 USMA N°292 963, AJDA 2008, p.107.
[4] lorsque de telles décisions leur sont imputables dans le cadre de leurs fonctions. Il s’agit selon les cas d’une faute professionnelle ou d’un détournement de pouvoir.

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