Les faits - Ex-inspectrice générale des affaires sociales, Hélène Strohl est l'auteur avec Michel Maffesoli du livre «Les nouveaux bien-pensants», paru aux Editions du Moment en janvier 2014.
Pourquoi qualifiez-vous les hauts fonctionnaires de «tribu des tribus» ?
C’est une manière amicale de me moquer d’eux. Les hauts fonctionnaires en France sont jacobins et républicains, donc par définition anti-communautaristes et anti-décentralisation. Ils ont une très haute opinion de l’État, garant du Droit, des libertés… La notion de tribu les hérisse forcément ! Mais ils se sont tout de même organisés en société de caste et vivent en vase clos, ce qui est un paradoxe amusant pour des républicains ! Ils sortent tous de la même école, fonctionnent d'une telle manière qu’ils n’acceptent pas des autres. On se moque volontiers des autres communautarismes, comme celui des jeunes de banlieue, mais jamais de celui-là qui est pourtant bien réel. Le fait de «vivre entre eux», en vase clos, a de plus
tendance à les rendre moroses. Morosité qui s’explique par le fait qu’ils ont perdu beaucoup de leur pouvoir. Il y a notamment une véritable inflation législative, les textes de loi étant préparés par la haute administration. Mais on voit bien que ces nombreuses directives ne servent à rien, que cela ne marche pas, que le pays ne fonctionne pas mieux à cause de cela. Il y a de quoi déprimer.
Cette inefficacité vient-elle de la formation de ces hauts fonctionnaires ?
Quand j’étais à l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), nous avons décidé d’ouvrir le recrutement. La première idée qui est venue à ce moment-là, c’est d’embaucher deux polytechniciens et deux normaliens. Mais c’est la même chose que de recruter des énarques, car c’est exactement le même genre de concours! La sélection se fait en gros sur deux critères : travailler vite tout seul et trouver très rapidement une solution d’ordre général à n’importe quel problème compliqué de loin et d’assez haut. Mais le monde dans lequel nous vivons est devenu tellement complexe que c’est exactement comme cela qu’il ne faut pas réagir. Il convient d’accepter de travailler en groupe et de n’être que l’un des protagonistes de la solution comme une œuvre commune. Il faut faire appel à l’intelligence collective, à la recherche du consensus, aller à l’écoute des utilisateurs des services publics, analyser leurs besoins. Il faudrait donc ouvrir le recrutement à plus de diversité, recruter hors fonction publique, par exemple, des universitaires qui ont une autre formation et une autre manière de travailler, plus dans le long terme.
Faut-il réformer leur statut ?
Bien sûr, même sans être ultra-libéral, il est vrai que par rapport à l’instabilité des emplois dans le secteur privé, le statut de fonctionnaire à vie ne paraît plus tenable. Les hauts fonctionnaires bénéficient d’un statut particulier qui offre trop d’avantages. Leur valeur intrinsèque repose sur le fait qu’ils ont passé un concours entre 23 et 30 ans et leur fait bénéficier d’un statut inouï, leur offrant la possibilité de travailler plus ou moins à leur guise, de se lancer dans des aventures politiques avec une position de repli assurée, et leur donne au total une assez haute idée d’eux mêmes. Vous avez des cas aberrants, comme des inspecteurs généraux de la haute fonction publique qui peuvent devenir présidents de conseil général en obtenant un décharge de service de 80 à 100% mais en gardant 100% de leur rémunération. Et il faut arrêter de dire que les hauts fonctionnaires sont mal payés. En fin de carrière, j’occupais un poste d’inspecteur général et je gagnais 8400 euros nets par mois. Les inspecteurs des finances sont encore mieux payés, sans parler du personnel du quai d’Orsay. En sortant de l’Ena, on démarre à 3500 euros par mois, alors qu’un agrégé d’histoire touchera 2000 euros par mois et un maître de conférences, qui a son doctorat, moins que ça. La plupart des hauts fonctionnaires travaillent certes beaucoup, mais ils ne peuvent avoir tous les avantages. Hormis pour ceux qui travaillent dans des ministères régaliens, il faut donc modifier leur statut et les contractualiser.