Les faits - Gilles Saint-Paul est professeur à la PSE (Paris Sciences Lettres). Il a publié en 2011 «The tyranny of utility. Behavorial Social Science ant the Rise of Paternalism » (Princeton University Press).
Qu’est ce que l’économie «comportementaliste» ?
C’est actuellement un des courants dominants de la théorie économique ! Elle «démontre» aux moyens de travaux empiriques, plus psychologiques qu’économiques d’ailleurs, que l’individu n’est pas «rationnel», qu’il n’a pas de préférences pour telle ou telle chose «en soi» mais que ces choix dépendent des circonstances, du contexte. En fait, on est passé d’un
individu «unifié» à une conception d’individu doté de «personnalités» multiples. Les travaux ont commencé après la guerre, mais c’est depuis les années 1980 que ce courant s’est vraiment développé pour devenir important, remettant en question l’Homo aeconomicus. Avant l’irruption de cette économie comportementaliste, on avait une conception issue du siècle des Lumières, les choix individuels étaient considérés comme responsables. D'après les auteurs libéraux de l'époque, le monarque ou le gouvernement ne pouvait que rechercher le bien-être de la population, ne rien faire qui puisse aller contre les préférences des agents. On en est ainsi arrivé à l’Etat providence qui réduit les inégalités et lutte contre les externalités, mais ne va pas au-delà.
Comment ces développements récents de l’économie ont-ils conduit à la mise en place de mesures «paternalistes» ?
Puisque l’individu n’est plus considéré comme rationnel, il faut lui venir en aide ! Il est donc nécessaire que l’Etat intervienne davantage. Nous ne sommes plus ici dans le cadre de l’Etat providence : il s’agit d’interventions visant à protéger les individus contre les effets de leurs décisions sur eux-mêmes ! On arrive donc à ce postulat : un «tiers» qui connaît les «vraies» préférences d’un individu, ou sait ce qui peut le rendre heureux, va mettre en place des mesures plus ou moins coercitives pour que cet individu agisse dans son propre intérêt. C’est bien la caractéristique du paternalisme, qui peut s’exercer de façon plus ou moins forte. Un paternalisme fort consiste à interdire un comportement ou à obliger à observer certaines pratiques. Dans sa forme faible, il consistera par exemple à taxer certains produits, comme l’alcool ou le tabac pour en diminuer la consommation. Toute la fiscalité comportementale dérive ce de «paternalisme soft». Qui d'ailleurs n'est plus si soft dès lors que les taxes mises en oeuvre sont considérablement élevées.
Cette dérive est-elle inquiétante ?
Oui car on peut considérer que l’élite politique qui s’arroge le droit de penser pour nous est elle aussi affectée de biais comportementaux, bien plus dangereux que ceux des citoyens qu’ils prétendent corriger. Car les pouvoirs publics, contrairement au marché, ne sont pas soumis à un processus de sélection. Quelqu’un qui joue au casino par exemple et qui finit par être couvert de dettes, peut tirer les conséquences de cette situation et tenter de la corriger par un processus rationnel. Tandis qu’un Etat qui jette de l’argent par les fenêtres va avoir du mal à se discipliner, comme nous le savons ! En justifiant «scientifiquement» des interventions toujours plus intrusives de l’Etat dans la vie des citoyens, la science économique moderne menace de saper le principe fondamental de liberté sur lesquelles nos sociétés se sont construites depuis deux siècles. En étant paternaliste, l’Etat déresponsabilise le citoyen. En voulant le protéger contre lui-même, il lui dénie toute légitimité à agir. Je dois dire que nous sommes pour l’instant peu nombreux à défendre ce point de vue! Les économistes ont plutôt accueilli l’économie comportementale à bras ouverts car elle leur permet d'étudier, et de ce fait de promouvoir une série d’interventions publiques, alors que faire confiance aux individus et légitimer leurs choix en les considérant comme responsables est moins porteur d'ingénierie sociale, donc moins fécond en articles de recherche.